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"Comme un roman de Daniel Pennac a été libéré à l'AMAP de Montgailhard

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"Comme un roman de Daniel Pennac a été libéré à l'AMAP de Montgailhard Empty "Comme un roman de Daniel Pennac a été libéré à l'AMAP de Montgailhard

Message par Admin Mar 28 Oct - 19:38

Tous les extraits qui suivent sont tirés du livre de Daniel Pennac

Comme un roman

A)  1ère partie, chapitre 7

 

Cependant qu'en bas, autour du poste, l'argument de la télévision corruptrice fait des adeptes :

- La bêtise, la vulgarité, la violence des programmes... C'est inouï ! On ne peut plus allumer son poste sans voir...

- Les dessins animés japonais... Vous avez déjà regardé un de ces dessins animés japonais ?

- Ce n'est pas seulement une question de programme... C'est la télé en elle-même... cette facilité... cette passivité du téléspectateur...

- Oui, on allume, on s'assied...

- On zappe...

- Cette dispersion...

- Ça permet au moins d'éviter la publicité.

- Même pas. Ils ont mis au point des programmes synchrones. Tu quittes une pub pour tomber sur une autre.

- Quelquefois sur la même !

Là, silence : brusque découverte d'un de ces territoires «consensuels» éclairés par l'aveuglant rayonnement de notre lucidité adulte.

Alors, quelqu'un, mezza voce :

- Lire, évidemment, lire c'est autre chose, lire est un acte !

- C'est très juste, ce que tu viens de dire, lire est un acte, «l'acte de lire», c'est très vrai...

- Tandis que la télé, et même le cinéma si on y réfléchit bien... tout est donné dans un film, rien n'est conquis, tout vous est mâché, l'image, le son, les décors, la musique d'ambiance au cas où on n'aurait pas compris l'intention du réalisateur...

- La porte qui grince pour t'indiquer que c'est le moment d'avoir la trouille...

- Dans la lecture il faut imaginer tout ça... La lecture est un acte de création permanente.

Nouveau silence.

(Entre «créateurs permanents», cette fois.)

Puis :

- Ce qui me frappe, moi, c'est le nombre d'heures passées en moyenne par un gosse devant la télé par comparaison aux heures de français à l'école. J'ai lu des statistiques, là-dessus.

- Ça doit être phénoménal !

- Une pour six ou sept. Sans compter les heures passées au cinéma. Un enfant (je ne parle pas du nôtre) passe en moyenne – moyenne minimum - deux heures par jour devant un poste de télé et huit à dix heures pendant le week-end. Soit un total de trente-six heures, pour cinq heures de français hebdomadaires.

- Évidemment, l'école ne fait pas le poids.

Troisième silence.

Celui des gouffres insondables.

 

B)  1ère partie, chapitre 13

 

Que s’est-il donc passé entre cette intimité-là et lui maintenant, buté contre un livre-falaise, pendant que nous cherchons à le comprendre (c'est-à-dire à nous rassurer) en incriminant le siècle et sa télévision - que nous avons peut-être oublié d'éteindre ?

La faute à la télé ?

Le vingtième siècle trop «visuel» ? Le dix-neuvième trop descriptif ? Et pourquoi pas le dix-huitième trop rationnel, le dix-septième trop classique, le seizième trop renaissance, Pouchkine trop russe et Sophocle trop mort ? Comme si les relations entre l'homme et le livre avaient besoin de siècles pour s'espacer.

Quelques années suffisent.

Quelques semaines.

Le temps d'un malentendu.

A l'époque où, au pied de son lit, nous évoquions la robe rouge du Petit Chaperon, et, jusqu'aux moindres détails, le contenu de son panier, sans oublier les profondeurs de la forêt, les oreilles de grand-mère si bizarrement velues sou­dain, la chevillette et la bobinette, je n'ai pas le souvenir qu'il trouvait nos descriptions trop longues.

Ce ne sont pas des siècles qui se sont écoulés depuis. Mais ces moments qu'on appelle la vie, auxquels on donne des allures d'éternité à coups de principes intangibles : «Il faut lire.»

 

C)  1ère partie, chapitre 16

 

On ne guérit pas de cette métamorphose. On ne revient pas indemne d'un tel voyage. A toute lecture préside, si inhibé soit-il, le plaisir de lire ; et, par sa nature même - cette jouissance d'alchimiste - le plaisir de lire ne craint rien de l'image, même télévisuelle, et même sous forme d'avalanches quotidiennes.

Si pourtant le plaisir de lire s'est perdu (si, comme on dit, mon fils, ma fille, la jeunesse, n'aiment pas lire), il ne s'est pas perdu bien loin.

A peine égaré.

Facile à retrouver.

Encore faut-il savoir par quels chemins le rechercher, et, pour ce faire, énumérer quelques vérités sans rapport avec les effets de la modernité sur la jeunesse. Quelques vérités qui ne regardent que nous... Nous autres qui affirmons «aimer lire», et qui prétendons faire partager cet amour.

 

D)  1ère partie, chapitre 21

 

«La lecture est le fléau de l'enfance et presque la seule occupation qu'on lui sait donner. (...) Un enfant n'est pas fort curieux de perfectionner l'instrument avec lequel on le tourmente ; mais faites que cet instrument serve à ses plaisirs et bientôt il s'y appliquera malgré vous.

On se fait une grande affaire de chercher les meilleures méthodes d'apprendre à lire, on invente des bureaux, des cartes, on fait de la chambre d'un enfant un atelier d'imprimerie (...) Quelle pitié ! Un moyen plus sûr que tous ceux-là, et celui qu'on oublie toujours, est le désir d'apprendre- Donnez à l'enfant ce désir, puis laissez-là vos bureaux (...) ; toute méthode lui sera bonne.

L'intérêt présent ; voilà le grand mobile, le seul qui mène sûrement et loin.

(...)

J'ajouterai ce seul mot qui fait une importante maxime ; c'est que d'ordinaire on obtient très sûrement et très vile ce qu'on n'est point pressé d'obtenir. »

D'accord, d'accord, Rousseau ne devrait pas avoir voix au chapitre, lui qui a jeté ses enfants avec l'eau du bain familial ! (Imbécile refrain...)

N'empêche... il intervient à propos pour nous rappeler que l'obsession adulte du «savoir lire» ne date pas d'hier... ni l'idiotie des trouvailles pédagogiques qui s'élaborent contre le désir d'apprendre.

Et puis (ô le ricanement de l'ange paradoxal !) il arrive qu'un mauvais père ait d'excellents principes d'éducation, et un bon pédagogue d'exécrables. C'est comme ça.

Mais, si Rousseau n'est pas recevable, que penser de Valéry (Paul) - qui n'avait pas partie liée avec l'Assistance publique, lui - lorsque, faisant aux jeunes filles de l'austère Légion d’honneur le discours le plus édifiant qui soit, et le plus respectueux de l'institution scolaire, il passe tout à coup à l'essentiel de ce qu'on peut dire en matière d'amour, d'amour du livre :

«Mesdemoiselles, ce n'est point sous les espèces dû vocabulaire et de la syntaxe que la Littérature commence à nous séduire. Rappelez-vous tout simplement comme les Lettres s'introduisent dans notre vie. Dans l'âge le plus tendre, à peine cesse-t-on de nous chanter la chanson qui fait le nouveau-né sourire et s'endormir, l'ère des contes s'ouvre. L’enfant les boit comme il boirait son lait. Il exige la suite et la répétition des merveilles ; il est un public impitoyable et excellent. Dieu sait que d'heures j'ai perdues pour abreuver de magiciens, de monstres, de pirates et de fées, des petits qui criaient : Encore ! à leur père épuisé.».

 

E)  1ère partie, chapitre 22

 

«Il est un public impitoyable et excellent.»

Il est, d'entrée de jeu, le bon lecteur qu'il restera si les adultes qui l'entourent nourrissent son enthousiasme au lieu de se prouver leur compétence, stimulent son désir d'apprendre avant de lui imposer le devoir de réciter, l'accompagnent dans son effort sans se contenter de l'attendre au tournant, consentent à perdre des soirées au lieu de chercher à gagner du temps, font vibrer le présent sans brandir la menace de l'avenir, se refusent à changer en corvée ce qui était un plaisir, entretiennent ce plaisir jusqu'à ce qu'il s'en fasse un devoir, fondent ce devoir sur la gratuité de tout apprentissage culturel, et retrouvent eux-mêmes le plaisir de cette gratuité.

 

F)  Titre de la 2ème partie

 

 

IL FAUT LIRE

(Le dogme)

 

G)  3ème partie, chapitre 42

 

Soit une classe adolescente, d'environ trente-cinq élèves. Oh ! pas de ces élèves soigneusement calibrés pour franchir vite-vite les hauts portiques des grandes écoles, non, les autres, ceux qui se sont fait renvoyer des lycées du centre-ville parce que leur bulletin ne promettait pas de mention au bac, voire pas de bac du tout.

C'est le début de l'année.

Ils ont échoué ici.

Dans cette école-ci.

Devant ce professeur-là.

«Échoué» est le mot. Rejetés sur la rive, quand leurs copains d'hier ont pris le large à bord de lycées-paquebots en partance pour les grandes «carrières». Épaves abandonnées par la marée scolaire. C'est ainsi qu'ils se décrivent eux-mêmes dans la traditionnelle fiche de la rentrée :

Nom, prénom, date de naissance...

Renseignements divers :

«J'ai toujours été nul en math...» «Les langues ne m'intéressent pas»…«Je n'arrive pas à me concentrer»…«Je ne suis pas bon pour écrire»… «Il y a trop de vocabulaire dans les livres » (sic ! Eh ! oui, sic !)... «Je ne comprends rien à la physique»... «J'ai toujours eu zéro en orthographe»... «En histoire, ça irait, mais je retiens pas les dates»... «Je crois que je ne travaille pas assez»... «Je n'arrive pas à comprendre»... «J'ai raté beaucoup de choses»... «J'aimerais bien dessiner mais je suis pas trop doué pour»... «C'était trop dur pour moi»... «Je n'ai pas de mémoire»... «Je manque de bases»... «Je n'ai pas d'idées»... «J'ai pas les mots»...

Finis...

C'est ainsi qu'ils se représentent.

Finis avant d'avoir commencé.

Bien sûr, ils forcent un peu le trait. C'est le genre qui veut ça. La fiche individuelle, comme le journal intime, tient de l'autocritique : on s'y noircit d'instinct. Et puis, à s'accuser tous azimuts, on se met à l'abri de bien des exigences. L'école leur aura au moins appris cela : le confort de la fatalité. Rien de tranquillisant comme un zéro perpétuel en math ou en orthographe : en excluant l'éventualité d'un progrès, il supprime les inconvénients de l'effort. Et l'aveu que les livres contiennent «trop de vocabulaire», qui sait ? vous mettra peut-être à l'abri de la lecture...

Pourtant, ce portrait que ces adolescents font d'eux-mêmes n'est pas ressemblant : ils n'ont pas la tête du cancre à front bas et menton cubique qu'imaginerait un mauvais cinéaste en lisant leurs télégrammes autobiographiques.

Non, ils ont la tête multiple de leur époque : banane et santiags pour le rocker de service, Burlington et Chevignon pour le rêveur de la fringue, perfecto pour le motard sans moto, cheveux longs ou brosse rêche selon les tendances familiales... Cette fille, là-bas, flotte dans la chemise de son père qui bat les genoux déchirés de son jean, cette autre s'est fait la silhouette noire d'une veuve sicilienne («ce monde ne me concerne plus»), quand sa blonde voisine, au contraire, a tout misé sur l'esthétique : corps d'affiche et tête de couverture soigneusement glacée.

Tout juste sortis des oreillons et de la rougeole, les voilà dans l'âge où on chope les modes.

Et grands, pour la plupart ! à manger la soupe sur la tête du prof ! Et costauds, les garçons ! Et les filles, déjà des silhouettes !

Il semble au professeur que son adolescence était plus imprécise... plutôt malingre, lui... camelote d'après-guerre... lait en conserve du plan Marshall... il était en reconstruction, à l'époque, le professeur, comme le reste de l'Europe...

Eux, ils ont des têtes de résultat.

Cette santé et cette conformité aux modes leur donnent un air de maturité qui pourrait intimider. Leurs coiffures, leurs vêtements, leurs Walkmans, leurs calculettes, leur lexique, leur quant-à-soi, laissent à penser, même, qu'ils pourraient être plus «adaptés» à leur temps que le professeur. En savoir beaucoup plus que lui...

Beaucoup plus sur quoi ?

C'est l'énigme de leur visage, justement...

Rien de plus énigmatique qu'un air de maturité.

S'il n'était pas un vieux de la vieille, le professeur pourrait se sentir dépossédé du présent de l'indicatif, un peu ringard... Seulement voilà... il en a vu des enfants et des adolescents en vingt années de classe... quelque trois mille et plus... il en a vu passer, des modes... au point, même, qu'il en a vu revenir !

La seule chose qui soit immuable, c'est le contenu de la fiche individuelle. L'esthétique «ruine», dans toute son ostentation : je suis paresseux, je suis bête, je suis nul, j'ai tout essayé, ne vous fatiguez pas, mon passé est sans avenir...

Bref, on ne s'aime pas. Et on met à le clamer une conviction encore enfantine.

On est entre deux mondes, en somme. Et on a perdu le contact avec les deux. On est «branché», certes, «cool» (et comment!), mais l'école nous «fout les glandes», ses exigences nous «prennent la tête», on n'est plus des mômes, mais on «galère» dans l'éternelle attente d'être des grands...

On voudrait être libre et on se sent abandonné.

 

H)  3ème partie, chapitre 56

 

Peu d'objets éveillent, comme le livre, le sentiment d'absolue propriété. Tombés entre nos mains, les livres deviennent nos esclaves - esclaves, oui, car de matière vivante, mais esclaves que nul ne songerait à affranchir, car de feuilles mortes. Comme tels, ils subissent les pires traitements, fruits des plus folles amours ou d'affreuses fureurs. Et que je te corne les pages (oh I quelle blessure, chaque fois, cette vision de la page cornée ! «mais c'est pour savoir où j'en suiiiiiiiis !») et que je te pose ma tasse de calé sur la couverture, ces auréoles, ces reliefs de tartines, ces taches d'huile solaire... et que je te laisse un peu partout l'empreinte de mon pouce, celui qui bourre ma pipe pendant que je lis... et cette Pléiade séchant piteusement sur le radiateur après être tombée dans ton bain («ton bain, ma chérie, mais mon Swift !»)... et ces marges griffonnées de commentaires heureusement illisibles, ces paragraphes nimbés de marqueurs fluorescents...ce bouquin définitivement infirme pour être resté une semaine entière ouvert sur la tranche, cet autre prétendument protégé par une immonde couverture de plastique transparent à reflets pétroléens... ce lit disparaissant sous une banquise de livres éparpillés comme des oiseaux morts... cette pile de Folio abandonnés à la moisissure du grenier… ces malheureux livres d'enfance que plus personne ne lit, exilés dans une maison de campagne où plus personne ne va... et tous ces autres sur les quais, bradés aux revendeurs d'esclaves...

Tout, nous faisons tout subir aux livres. Mais c'est la façon dont les autres 

Il n'y a pas si longtemps, j'ai vu de mes yeux vu une lectrice jeter un énorme roman par la fenêtre d'une voiture roulant à vive allure : c'était de l'avoir payé si cher, sur la foi de critiques si compétents, et d'en être tellement déçue. Le grand-père du romancier Tonino Benacquista, lui, est allé jusqu'à fumerPlaton ! Prisonnier de guerre quelque part en Albanie, un reste de tabac au fond de sa poche, un exemplaire du Cratyle(va savoir ce qu'il fichait là ?), une allumette... et crac! une nouvelle façon de dialoguer avec Socrate... par signaux de fumée.

Autre effet de la même guerre, plus tragique encore : Alberto Moravia et Elsa Morante, contraints de se réfugier pendant plusieurs mois dans une cabane de berger, n'avaient pu sauver que deux livres La Bible et Les Frères Karamazov. D'où un affreux dilemme : lequel de ces deux monuments utiliser comme papier hygiénique ? Si cruel qu'il soit, un choix est un choix. La mort dans l'âme, ils choisirent.

Non, quelque sacré que soit le discours tressé autour des livres, il n'est pas né celui qui empêchera Pepe Carvalho, le personnage préféré de l'Espagnol Manuel Vasquez Montalban, d'allumer chaque soir un bon feu avec les pages de ses lectures favorites.

C'est le prix de l'amour, la rançon de l'intimité.

Dès qu'un livre finit entre nos mains, il est à nous, exactement comme disent les enfants : «C'est monlivre»… partie intégrante de moi-même. C'est sans doute la raison pour laquelle nous rendons si difficilement les livres qu'on nous prête. Pas exactement du vol... (non, non, nous ne sommes pas des voleurs, non...) disons, un glissement de propriété, ou mieux, un transfert de substance : ce qui était à l'autre sous son œil devient mien tandis que mon œil le mange ; et, ma foi, si j'ai aimé ce que j'ai lu, j'éprouve quelque difficulté à le «rendre».

Je ne parle là que de la façon dont nous, les particuliers, traitons les livres. Mais les professionnels ne font pas mieux. Et que je te massicote le papier au ras des mots pour que ma collection de poche soit plus rentable (texte sans marge aux lettres rabougries par l'étouffement), et que te je gonfle comme une baudruche ce tout petit roman pour donner à croire au lecteur qu'il en aura pour son argent (texte noyé, aux phrases ahuries par tant de blancheur), et que je te colle des «jaquettes» m'as-tu-vu dont les couleurs et les titres énormes gueulent jusqu'à des cent cinquante mètres : «m'as-tu lu ? m'as-tu lu ?» Et que je te fabrique des exemplaires «club» en papier spongieux et couverture cartonneuse affublée d'illustrations débilitantes, et que je te prétends fabriquer des éditions «de luxe» sous prétexte que j'enlumine un faux cuir d'une orgie de dorures...

Produit d'une société hyperconsommatrice, le livre est presque aussi choyé qu'un poulet gavé aux hormones et beaucoup moins qu'un missile nucléaire. Le poulet aux hormones à la croissance instantanée n'est d'ailleurs pas une comparaison gratuite si on l'applique à ces millions de bouquins «de circonstance» qui se trouvent écrits en une semaine sous prétexte que, cette semaine-là, la reine a cassé sa pipe ou le président perdu sa place.

Vu sous cet angle le livre, donc, n'est ni plus ni moins qu'un objet de consommation, et tout aussi éphémère qu'un autre : immédiatement passé au pilon s'il ne «marche pas», il meurt le plus souvent sans avoir été lu.

Quant à la façon dont l'Université elle-même traite les livres, il serait bon de demander à leurs auteurs ce qu'ils en pensent. Voilà ce qu'en écrivit Flannery O'Connor, le jour où elle apprit qu'on faisait plancher des étudiants sur son œuvre :

«Si les professeurs ont aujourd'hui pour principe d'attaquer une œuvre comme s'il s'agissait d'un problème de recherche pour lequel toute réponse fait l'affaire, à condition de n'être pas évidente, j'ai peur que les étudiants ne découvrent jamais le plaisir de lire un roman *... »

 

* Flannery O'Connor, L'Habitude d'être (Éditions Gallimard). Traduit par Gabrielle Rolin.

 

I)   4ème partie, chapitre 1

 

Le droit de ne pas lire

 

Comme toute énumération de «droits» qui se respecte, celle des droits à la lecture devrait s'ouvrir par le droit de n'en pas user - en l'occurrence le droit de ne pas lire - faute de quoi il ne s'agirait pas d'une liste de droits mais d'un vicieux traquenard.

Pour commencer, la plupart des lecteurs s'octroient quotidiennement le droit de ne pas lire. N'en déplaise à notre réputation, entre un bon bouquin et un mauvais téléfilm, le second l'emporte plus souvent que nous aimerions l'avouer sur le premier. Et puis, nous ne lisons pas continûment. Nos périodes de lecture alternent souvent avec de longues diètes où la seule vision d'un livre éveille les miasmes de l'indigestion.

Mais le plus important est ailleurs.

Nous sommes entourés de quantité de personnes tout à fait respectables, quelquefois diplômées, parfois «éminentes» - dont certaines possèdent même de fort jolies bibliothèques - mais qui ne lisent pas, ou si peu que l'idée ne nous viendrait jamais de leur offrir un livre. Elles ne lisent pas. Soit qu'elles n'en éprouvent pas le besoin, soit qu'elles aient trop à faire par ailleurs (mais cela revient au même, c'est que cet ailleurs-là les comble ou les obnubile), soit qu'elles nourrissent un autre amour et le vivent d'une façon absolument exclusive. Bref, ces gens-là n'aiment pas lire. Ils n'en sont pas moins fréquentables, voire délicieux à fréquenter. (Du moins ne nous demandent-ils pas à tout bout de champ notre opinion sur le dernier bouquin que nous avons lu, nous épargnent-ils leurs réserves ironiques sur notre romancier préféré et ne nous considèrent-ils pas comme des demeurés pour ne pas nous être précipités sur le dernier Untel, qui vient de sortir chez Machin et dont le critique Duchmole a dit le plus grand bien.) Ils sont tout aussi «humains» que nous, parfaitement sensibles aux malheurs du monde, soucieux des «droits de l'Homme» et attachés à les respecter dans leur sphère d'influence personnelle, ce qui est déjà beaucoup - mais voilà, ils ne lisent pas. Libre à eux.

L'idée que la lecture «humanise l'homme» est juste dans son ensemble, même si elle souffre quelques déprimantes exceptions. On est sans doute un peu plus «humain», entendons par là un peu plus solidaire de l'espèce (un peu moins «fauve») après avoir lu Tchekhov qu'avant.

Mais gardons-nous de flanquer ce théorème du corollaire selon lequel tout individu qui ne lit pas serait à considérer a priori comme une brute potentielle ou un crétin rédhibitoire. Faute de quoi nous ferons passer la lecture pour une obligation morale, et c'est le début d'une escalade qui nous mènera bientôt à juger, par exemple, de la «moralité» des livres eux-mêmes, en fonction de critères qui n'auront aucun respect pour cette autre liberté inaliénable : la liberté de créer. Dès lors la brute, ce sera nous, tout «lecteur» que nous soyons. Et Dieu sait que les brutes de cette espèce ne manquent pas de par le monde.

En d'autres termes, la liberté d’écrire ne saurait s'accommoder du devoir de lire.

Le devoir d'éduquer, lui, consiste au fond, en apprenant à lire aux enfants, en les initiant à la Littérature, à leur donner les moyens de juger librement s'ils éprouvent ou non le «besoin des livres». Parce que, si l'on peut parfaitement admettre qu’un particulier rejette la lecture, il est intolérable qu'il soit - ou qu'il se croie - rejeté par elle.

C'est une tristesse immense, une solitude dans la solitude, d'être exclu des livres - y compris de ceux dont on peut se passer.

 


 



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